L’école et les milieux populaires

Lila Nantara
9 min readJun 10, 2021

La loi d’orientation de 1989 a impliqué en France un certain nombre de nouveaux collaborateurs avec l’institution scolaire dans l’intérêt des élèves : notamment les parents. En effet, ils apparaissent avec cette réforme comme un des partenaires principaux de la collaboration scolaire.

Cependant, ces logiques novatrices sont historiquement moins effectives que théoriques à cause des difficultés que cette collaboration implique pour les différents acteurs.

La collaboration préconisée par l’institution scolaire est interne mais aussi externe à l’établissement scolaire. En interne, on retrouve les professionnels travaillant au sein de l’institution avec les enseignants relevant du champ socio-éducatif et en externe les spécialistes dont les compétences et pratiques relèvent du champ médico-pédagogique.

Dans la mesure où l’enfant présente des difficultés, l’enseignant est obligé de créer le dialogue avec les parents et élaborer des solutions pour cet élève. Les parents sont de leur côté vivement incités à répondre à la collaboration demandée par les enseignants. Dans les REP (réseaux d’éducation prioritaire), les enseignants ont souvent des représentations “déficitaires” des parents. Plusieurs décennies après la création de cette loi, l’échec scolaire est toujours présent dans les familles issus de mieux plus précaires ou issus de groupes minoritaires.

Il existe en effet un décalage entre le comportement des parents dépendamment de leur milieu social et les attentes scolaires de l’institution. Parallèlement, le milieu social d’origine impacte également les stratégies d’éducation que mettent en œuvre les familles pour la scolarisation de leurs enfants.

Ainsi, on peut se demander si la surreprésentation de l’échec scolaire dans les milieux défavorisés dépend uniquement du décalage entre les préconceptions scolaires des familles et de l’asymétrie de pouvoir détenu par le corps enseignant sur les familles.

Nous verrons en premier lieu les particularités de dispositifs d’aide scolaire à destination des familles issus de milieux populaires ; ensuite nous mentionnerons des raisons données à l’inadaptation des comportements défavorables à la scolarisation ainsi qu’au décalage entre le mode d’action des familles et les attentes de l’Ecole. Puis, que les enseignants, bien que participant à une asymétrie de pouvoir quant aux fonctionnements de l’institution scolaire, font face à des difficultés dans la mise en place de dispositifs d’aides scolaires de par leur condition d’enseignant.

Selon (Pelhate & Rufin, 2018), la collaboration entre Ecole et familles représente un moyen de contrer l’échec scolaire d’élèves issus de milieux défavorisés. Dans les établissements où sont scolarisés des élèves issus de milieux défavorisés, la collaboration est légitimée par la conviction que l’union des différents savoirs de chaque acteurs permet de mettre toutes les chances du côtés de ces élèves (Garnier, 2003). Cependant, les formes de collaboration illustrent en pratique une certaine une norme institutionnelle du rôle des parents vis-à-vis de l’institution scolaire.

En effet, dans les REP, la collaboration est d’autant plus promue qu’elle permet d’expliciter les attentes de l’institution scolaire aux parents en déterminant les usages scolaires attendus (fonctionnement, valeurs). Par ailleurs les relations avec les professionnels de santé et professionnels sociaux sont également promues : en effet le rapprochement entre les deux sphères est jugé plus important (Lorcerie, 1998 ; Payet & Giuliani, 2014). La collaboration au sein de l’institution scolaire promulgue également le principe de collaboration dans son sens général : avec des acteurs extérieurs, dans l’intérêt de chacun (Payet et al., 2018)

Cependant si des dispositifs sont créés pour soutenir le rôle des parents dans la scolarisation de leur enfant, ceux-ci montrent rapidement leurs limites.

C’est le cas du dispositif de SASEP (service d’accompagnement social et éducatif de proximité) créé sous l’impulsion des Aides Sociales à l’Enfance. La différence entre le dispositif de SASEP et les dispositifs traditionnels est que celui-ci voit en la famille un “horizon capacitaire” (Guiliani, 2009) ; c’est à dire qu’ici, la famille n’est pas considérée comme inadaptée aux attentes de l’institution scolaire mais comme capables d’apporter des compétences valorisantes pour leur enfant. par leur potentiel que le SASEP cherche à mettre en exergue. Le dispositif transmet des principes éducatifs pouvant permettre l’intégration des enfants : c’est un dispositif d’action voire de “capacitation” dans lequel les parents sont responsabilisés. Les méthodes utilisées par les éducateurs visent d’ailleurs une “reconstruction positive” des sujets par lui-même, par la sollicitation de son potentiel. Mais ce dispositif n’est pas sans faille : en effet il ne peut être efficace seulement si les deux parties sont impliquées, or celui-ci illustre un rejet de la part de certains parents et notamment des mères. En effet, l’étude de la situation familiale et les conclusions, solutions apportées sont parfois dissonantes de la représentation des mères sur l’éducation qu’elles donnent à leurs enfants. Ainsi, le dispositif perd en légitimité pour les familles dans la mesure où les diagnostics effectués leur paraissent déconnectés d’une réalité qui est la leur.

Le dispositif de REP, (réseau d’éducation prioritaire) bien que créé dans une trajectoire de justice sociale, créé également un phénomène d’étiquetage sur les familles dont les enfants sont scolarisés en REP, et oriente la représentations des familles défavorisées souvent issus d’origine étrangère (van Zanten,2001).

En effet, même si l’Ecole et l’établissement scolaire ne sont pas explicitement sources de discrimnation et de ségrégation, les élèves assimilent parfois les difficultés rencontrées et le rejet des enseignants à des discriminations ethniques qu’ils subissent à l’extérieur de l’école. Ils ethnicisent les remarques et difficultés rencontrées ; ainsi la distance avec le corps enseignant et le mépris de celui-ci face à des enfants issus de milieux défavorisés peuvent expliquer parfois le doute en la collaboration avec l’institution scolaire.

D’un côté, les spécialistes et éducateurs expliquent les difficultés scolaires et cherchent à y remédier en déterminant les défaillances dans la socialisation familiale en tenant compte de l’authenticité des propos tenus par la famille. De leur côté, les familles ont parfois tendance à se dé-responsabiliser de leur rôle et de leur impact dans la scolarité de leur enfant en décrivant les difficultés rencontrées comme fatales et irrémédiables. Par ailleurs, le dispositif SASEP, étant un dispositif visant à éviter les procédures de placement des enfants, ses bénéficiaires disposent souvent d’autres aides sociales concernant le revenu et le logement par exemple. Ainsi, tous ces processus d’aide s’accumulent et peuvent former un stigmate (Goffman, 1963) d’individus pauvres et en difficultés concernant l’éducation des enfants. Donc le rejet du dispositif par les mères peut également résulter d’une volonté de réaffirmer son rôle de parent et de se convaincre de ses capacités de parents. En effet, l’acceptation de l’aide peut être perçue comme un signe d’abandon alors qu’il est perçu par les spécialistes comme, au contraire, valorisant le potentiel des parents.

La volonté de participation des parents à l’expérience scolaire de leurs enfants implique certains changements dans les pratiques scolaires, changements qui n’ont été que trop peu effectifs. En effet, la limitation des dialogues entre enseignants et parents et l’assignement du rôle des parents à celui d’acteurs bienveillants pour l’enfant ( tout en gardant une certaine distance vis-à-vis du domaine d’intervention scolaire) ont fait que les parents sont parfois peu motivés ou font face à des difficultés d’entrée de processus de participation.

Dans les REP, les parents sont certes d’un côté la source des difficultés rencontrées par l’élève de par la socialisation familiale. Mais d’un autre côté, ils constituent de ce fait le meilleur moyen d’appliquer les changements bénéfiques pour le développement de leur enfant au sein du système scolaire. Ainsi, la collaboration est facilitée par le dialogue entre la sphère familiale et la sphère institutionnelle, mais les enseignants y voient cependant une difficulté d’accès.

La relation entre les parents et l’institution scolaire construit une asymétrie de pouvoir : le système scolaire est “ conçu pour fonctionner sans négocier avec les usagers ” (C. Montandon, P. Perrenoud, 1987). Les parents doivent ainsi laisser une marge de manœuvre et faire confiance aux enseignants tout en faisant preuve de participation. De plus, les parents et enseignants ont des buts et rôles différents concernant l’apprentissage de l’enfant, créant des sources de conflit presque inévitablement.

Avec les dispositifs de collaboration, les enseignants doivent orienter les élèves et leurs parents vers des professionnels qualifiés dans un domaine spécifique dès lors que les difficultés rencontrées ne relèvent plus uniquement de l’ordre scolaire. La reconnaissance de difficultés médico-psychologiques font que les enseignants voient leur champ d’action limité par leur spécificité d’enseignant non qualifié dans le domaine médico-psychologique. Ils sont alors “exonérés de la responsabilité de l’échec scolaire” de leur élèves en l’expliquant par des causes extra scolaires que l’enseignant ne pas gérer. (Morel, 2014). Les enseignants voient alors leurs pratiques et compétences quelque peu dé-pédagogisées. Par ailleurs, même si les partenaires extra scolaires facilitent un accès aux connaissances extérieures à celle de l’enseignement scolaire, la distance entre les pratiques, les méthodes, le vocabulaire de la sphère médico psychologique et celles des familles elle, reste large.

Les enseignants doivent donc s’approprier différents savoirs, en liant non seulement avec la spécificité du milieu social dans lequel il intervient, mais également avec la singularité de chaque élève. Ils doivent également élargir leurs connaissances sur les différents partenaires internes et externes dans l’intérêt de tous ; ainsi tout un processus d’apprentissage de savoirs et savoirs-faire opère, ajoutant un domaine d’intervention particulier spécifique aux enseignants de REP.

Les enquêtes ethnographiques menées par Chloé Riban montrent les représentations qu’ont les enseignants des parents issus de groupes ethniques minoritaires ( qui sont dans ces enquêtes, majoritaires). Les enseignants expliquent les difficultés d’adaptation par des arguments culturels. Ce serait le défaut de maîtrise des codes, renvoyant à l’appartenance de classe voire à un communautarisme. En effet, les difficultés de langage que rencontrent les enfants issus de ces milieux peuvent être expliquées par le manque de communication en langue française dans les familles ayant immigré. De plus, les comportements de ces enfants seraient inadaptés à l’institution scolaire dans le sens où, pour être adaptés, ils doivent acquérir un certain hexis et habitus d’élèves conformes. Cette inadaptation relève de la part importante de l’affect dans les milieux défavorisés et du manque de réglementation dans les habitudes de sommeil ou de repas, donnant aux enfants un comportement ne se calquant pas sur les normes induites institutionnellement. Ces comportement remodelés en adéquation avec la norme scolaire feraient que ces enfants seraient de ce fait “scolarisables” (Glasman, 1992).

Outre l’argument culturel évoqué par les enseignants, on peut ici reprendre le concept de capital culturel de Pierre Bourdieu non pas en lien avec l’ethnicité mais la culture scolaire. En effet, les familles ici issues de milieux défavorisés impliquent une distance importante avec la culture scolaire, amenant à un manque de réponse aux besoins scolaires des enfants. Les enfants seraient également trop autonomes et livrés à eux-mêmes de par leurs conditions de logement et de capital économique et social.

Finalement, certaines femmes contournent les préconisations de l’institution scolaire car elles ajoutent un poids quotidien que leurs conditions d’existence en tant que femme et mère de famille ne leur permet pas de surmonter.

Les préconceptions des différents acteurs des dispositifs semblent faire part d’un certain ethnocentrisme de classe sociale dans le sens où, pour une efficacité optimale des dispositifs de soutien scolaire, une confiance mutuelle des partenaires est nécessaire. D’un côté, la distance des parents de l’institution scolaire implique une incohérence, un manque de collaboration dans la réussite scolaire des enfants, mais ce sont plutôt dans les raisons données à ces difficultés que les problèmes persistent. C’est également la dissonance entre le côté professionnel, institutionnel (et d’une certaine façon l’aspect stigmatisant) que représente le corps enseignant, et l’aspect affectif des parents qui crée des oppositions dans l’exécution de pratiques supposées être bénéfiques à tous les acteurs.

Ainsi, outre les raisons économiques, sociales et institutionnelles, il existe des raisons liées à la normativité des pratiques novatrices et leur institutionnalisation. Il semble aujourd’hui préconisable d’insister sur l’individualité des solutions apportées par les différents dispositifs de soutien scolaire dans un contexte de montée de l’individualisme et de volonté d’égalité des chances face à l’école.

Cette argumentation reprend les trois textes ci-dessous, à savoir les analyses d’enquêtes sociologiques et ethnographiques réalisées dans des réseaux d’éducation prioritaires, auprès d’acteurs locaux et sociaux et des parents issus de milieux populaires et/ ou minoritaires. Ils permettent d’articuler les différents points de vue de différents acteurs de l’éducation d’enfants issus de milieux plutôt éloignés de la culture scolaire.

  • Frédérique Giuliani, « Éduquer les parents ? Les pratiques de soutien à la parentalité auprès des familles socialement disqualifiées », Revue française de pédagogie, 168 | 2009, 83–92.
  • Riban, Chloé. « Des enseignant∙e∙s face à des enfants et des parents jugés « non conformes » », Agora débats/jeunesses, vol. 87, no. 1, 2021, pp. 25–38.
  • Payet Jean-Paul, et al. « L’enseignant-e, les parents, les spécialistes : diffusion des savoirs experts et altération de la collaboration avec les parents dans l’enseignement prioritaire », Raisons éducatives, vol. 22, no. 1, 2018, pp. 49–7

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Lila Nantara
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Sociologie, villes, territoires et citoyenneté. Directrice des études chez Youth's Horizon